Sans doute la création télévisuelle la plus outrageusement méconnue de ces deux dernières décennies. Sûrement, avec Rectify, l’une des plus accomplies des années 2010. Pouvait-il en être autrement ? A une époque où l’offre sérielle pullule de toutes parts et sur à peu près tous les supports possibles et inimaginables, il est tout de même assez ironique de souligner qu’une série telle qu’Halt and Catch Fire, narrant les pérégrinations d’un quatuor de génies avant-gardistes à l’affût de révolutionner les nouvelles technologies mises en orbite durant les années 80, passa totalement inaperçue du public. Un jour viendra où l’on réalisera que HACF aurait méritée davantage d’attention, de reconnaissance, face à des mastodontes tels que Westworld, Game of Thrones ou n’importe lequel des blockbusters télévisuels de ces dernières années. En attendant ce jour, on saura gré, toutefois, de remercier la chaine AMC d’avoir eu suffisamment la foi pour renouveler la série par trois fois et, ce, malgré des audiences de plus en plus faméliques.
Computers aren’t the thing.
They’re thing that gets us to the thing…
Joe Macmillan
Il y a deux manières de présenter Halt and Catch Fire. La première, c’est de la voir comme une série contemporaine et de la suivre comme on suivrait une docufiction retraçant l’extraordinaire épopée que furent les premiers ordinateurs domestiques, les Apple vocaux, et autres moteurs de recherches en pagaille à l’époque où Internet n’était à peine qu’un terrain de jeu au potentiel vaguement perceptible. On peut, en effet, la regarder comme telle et se prendre de passion pour son seul intérêt historique. La deuxième, et de loin la plus importante, c’est de la présenter comme une série qui ne raconte ni plus ni moins qu’une décennie d’amitiés tourmentées entre quatre personnes. Quatre personnes n’ayant rien en commun, hormis une frénésie dévorante d’inventer et de s’épanouir à travers le processus de la création.
La nuance se joue donc là, au milieu des cartes mères, des processus, des puces et autres câbles électriques suspendus à n’en plus finir de décorer les murs. Car Joe, Gordon, Donna et Cameron (et Boz bien sûr) ont beau traverser les années 80 jusqu’aux prémices des années 90, se pencher – buter, suer, s’enflammer, s’énerver, s’arracher les cheveux et les ongles- afin de repousser sans cesse les frontières de l’innovation, la micro-informatique pourrait très bien se substituer à n’importe laquelle des avancées ayant marqué l’Histoire du Progrès: le téléphone, l’électricité, le feu. Si le fil rouge de la première saison est la construction d’un ordinateur portable pesant moins de sept kilos (eh oui…autre temps, autre priorité), les suivantes s’attacheront progressivement au développement des jeux vidéo en ligne, du langage HTML puis de la guerre des moteurs de recherche jusqu’à se rapprocher davantage de nous. A l’instar de la célèbre maxime que lancera Joe à Gordon durant la première saison, « Computers aren’t the thing. They’re thing that gets us to the thing. », l’essentiel n’est donc pas l’ordinateur en lui-même mais les personnes qui portent le projet. Qui l’inspirent. Et qui inspirent à voir toujours ce qu’il y a derrière.
Après.
Plus tard.
Plus loin.
Il y a, dans cet acharnement de passions et d’élans, une dimension presque poétique à suivre ces individus chercher un sens à leur existence. A comprendre ces humains avides d’être salués pour leurs talents mais incapables, finalement, de mettre leur ego de côté afin de s’allier durablement entre eux.

– Photo de classe prise par James Minchin III/AMC
A ses débuts, la critique compara Halt and Catch Fire à la plébiscitée Mad Men, qui arrivait en fin de course; le personnage de Joe MacMillan (Lee Pace) étant considéré comme une sorte de transposition similaire de Don Draper dans les années 80. C’est certainement un tort involontaire que de la percevoir ainsi, la série développée par Christopher Cantwell et Christopher C. Rogers s’émancipant progressivement de cette étiquette trop vite collée pour devenir davantage qu’un ersatz é sans âme ni profondeur. Car d’âme et de profondeur, HACF n’en manque pas. La série acquiert même, et quasiment à votre insu, une sorte de sentiment rare – indicible, émouvant, troublant- à l’instar de ces romans que l’on ne peut reposer sur la table de chevet pour se coucher plus tôt. Parce qu’au-delà du jargon, au-delà de ces rouages auxquels il n’est pas forcément nécessaire de comprendre plus que l’enjeu dont il est question, voilà des personnages que vous vous surprenez à aimer très fort, même lorsqu’ils vous agacent au plus haut point ou lorsqu’ils entreprennent de mauvais choix pour, parfois, de mauvaises raisons.
Toute véracité ou fiabilité envers les détails réalistes mis à part, l’unicité et l’amour que l’on porte (et qu’il faut porter) à Halt and Catch Fire réside dans cette affection, sans mesure, envers des protagonistes qui n’en oublient pas d’être humains derrière tout l’appareillage. Dans ces petits instants de rien du tout, ces silences, ces jeux de regards, ces scènes qui finalement font tout un épisode, dans cette foi apportée aux failles et aux forces des protagonistes (incarnés par des acteurs d’exception) ou dans cette capacité à prendre l’intelligence du spectateur sans l’insulter ou dans cette mise en scène à la parité hors norme (Juan Jose Campanella, Phil Abraham, Karyn Kusama, Larysa Kondracki, Kimberly Peirce, Reed Morano) qui, honnêtement, sublime formidablement l’ensemble. C’est cela en fait Halt and Catch Fire : une série formidable. Formidablement méconnue. Formidablement écrite. Une comète formidablement belle en fin de compte, qui rappelle précieusement que la vie passe plus vite que nos rêves.
Des choses en vrac et en plus :
- La bande son de cette série est un vrai cadeau. Il y a la partition signée Paul Haslinger, qui évoque les syncopées instrumentales de Tangerine Dream, mais une palette musicale très élargie, brassant aussi bien The Clash, Peter Gabriel, Bonobo, Creedence Clearwater Revival, XTC, Violent Femmes, Chopin, Schubert ou les Pixies.
- Halt and Catch Fire est l’une des séries au générique le plus entêtant et le plus obsédant qui soit. En parfaite résonance avec son époque et avec son contenu: un instantané furieux qui s’achève toujours trop vite.
- Il a beaucoup été question, cette dernière décennie, des derniers épisodes mémorables que furent ceux des Soprano, Lost, Six Feet Under ou encore Breaking Bad. Celui d’Halt and Catch Fire est un modèle d’excellence et de plénitude rarement atteintes, sans mélodrame ni artifice de quelque nature, ce qui lui assure une place chaudement méritée dans mon top 5 personnel. Une chose est sûre: jamais Solsbury Hill n’avait encore été utilisée aussi judicieusement.