8 avril 1994. Le monde avale de travers son petit-déjeuner en apprenant la mort de Kurt Cobain. Pour nous autres aujourd’hui, ce qui relève de l’histoire ancienne depuis bientôt trente ans est une secousse émotionnelle inattendue. Nirvana ayant désormais ses entrées dans le panthéon de la musique, il faut bien se mettre dans la tête l’ampleur d’un tel choc à l’époque.

Cobain – et à plus forte raison Nirvana- fut une comète démentielle dans le paysage du rock. Venu de nulle part, ayant conquis le monde à grands renforts de riffs et de lyrics faussement détachées pour en disparaître ensuite. Brutalement. En guise de comparaison, il n’y eut guère que Jeff Buckley pour battre le record de fugacité artistique avec une empreinte émotionnellement durable. Tant et si bien qu’au moment des évènements, Dave Grohl – batteur émérite du groupe et tout court, disons-le tout net – prend cette annonce à bras le coeur. Le bonhomme songe à arrêter la musique. La musique ? Quelle musique ? A quoi bon vouloir se fiche derrière une batterie si c’est pour ramener ses pensées vers celui disparu ? Donc à quoi bon. Le chevelu n’a pas envie. N’a plus envie. Tombe en dépression. La mort du copain, le deuil qui l’entoure et l’accompagne est inéluctable. Et pourtant il faut y voir là les racines d’un projet qui, au départ, n’est pas pensé pour la durée. Encore moins pour s’inscrire ironiquement au Rock & Roll of Fame une quinzaine d’années plus tard.
Si Krist Novocelic (le géant à la basse qui sautillait à chaque concert) se retire lui-aussi progressivement vers des projets confidentiels, Courtney Love et son groupe Hole sortent dans la foulée un album au titre éminent en écho au décès de Cobain: Live through this. Une épitaphe des plus ironiques, on en conviendra, lorsque l’on sait que six mois seront nécessaires avant que Grohl ne pousse les portes d’un studio. Pour une poignée de sept petits jours qui plus est. Pas plus, pas moins certes, mais en faisant quasiment tout: chant, guitare, basse et batterie. Le nom même du projet est une blague: Foo Fighters, sobriquet donné par les aviateurs de la Seconde Guerre Mondiale aux OVNIs. Encore une fois, l’idée de la fugacité est là. Celle de la comète aussi. L’objectif est de réaliser sa catharsis à grands coups de baguette et de libérer des paroles improbables et improvisées avant d’ouvrir les micros (This is a call ou Big me en sont des exemples probants). Revient l’idée d’être, malgré tout, constant, fidèle, à une rythmique à la fois démoniaque (l’ouverture à la batterie d’I’ll stick around ou celle d’X-static) et désinvolte (Alone+Easy target). Cette alchimie qui faisait que Nirvana était un groupe capable d’en avoir sous la semelle.
A cette dynamique s’ajoute une forme de dépouillement, de pudeur presque, mais surtout de spontanéité qui va confirmer non seulement que Dave Grohl est un batteur de dingue (qui en doute encore aujourd’hui ?) mais un mélodiste qui, précisément du temps de Nirvana, était encore timide; les fans hardcore du trio de Seattle se souviennent sûrement de Marigold, gracieuse face B où Grohl se mettait humblement au premier plan. Ce qui fait de ce premier disque une sorte de petit diamant brut est, justement, ce sentiment d’urgence, de pugnacité, de vie, de combustion spontanée qui traverse les oreilles et irradie inévitablement l’auditeur. Un objet unique, et totalement en décalage avec le reste de la discographie des FF.
Le reste de la carrière du groupe, parlons-en un chouia à l’orée respectueuse du décès qui l’entoure depuis vendredi dernier. Car si son line up s’étoffera dès la tournée de cette première galette, la formation perdra en effet en authenticité ce qu’elle gagnera en efficacité. Entendons-nous bien, Foo Fighters est, et restera, un groupe infiniment sympathique. Généreux jusqu’au débordement (on reparle de Medecine at midnight ou ?). Un peu à l’instar d’un Pearl Jam qui, disque après disque, continue de cultiver la sympathie du public, de trôner sur les charts tout en faisant son bonhomme de chemin quand bien même il n’a plus rien à prouver. Il y a toujours l’envie. L’envie d’être. C’est déjà pas mal. Lorsque l’on se souvient qu’à la base, il y avait l’envie de dépasser le cap du deuil, on se dit que c’est déjà beaucoup.
Foo Fighters (4 juillet 1995, Roswel/Capitol)