Avant toute chose, saluons l’extraordinaire flair et l’ambition de Monsieur Toussaint Louverture, éditeur iconoclaste depuis presque deux décennies, qui a enfin pu nous offrir presque quarante ans après sa publication la saga feuilletonnesque de la famille Caskey. Parue en 1983 sous la plume prolixe de Michael McDowell, Blackwater se décline en six volumes – six épisodes- à raison d’une publication toutes les deux semaines. Misant sur un plan média conséquent, et surtout sur un éventuel bouche-à-oreille élogieux, le phénomène a pris une ampleur inattendue qu’entre plusieurs réimpressions en pagaille, tout le monde du livre a été pris de court.

Dans le dur de l’histoire, et pour présenter promptement de quoi parle Blackwater, Michael McDowell nous raconte donc le destin de la famille Caskey, longue lignée de notables issus du Sud de l’Alabama et résidant dans la petite ville de Perdido. Le récit démarre à la suite d’une crue importante où Oscar Caskey, sillonnant la ville sur les eaux pour voir l’ampleur des dégâts, va faire la rencontre inopinée d’Elinor : une jeune femme rousse venant juste d’arriver et ayant trouvé refuge dans l’hôtel de la ville. Alors qu’Elinor est recueillie par les Caskey, et s’intègre parfaitement à la communauté, d’étranges disparitions surgissent ci et là, laissant évidemment penser qu’Elinor et la rivière sont intrinsèquement liées.
Pourquoi diable un tel succès ? Outre la campagne de presse autour du livre, il y a déjà, justement, l’objet livre : Monsieur Toussaint Louverture a toujours soigné l’élégance de ses parutions, la qualité de ses couvertures et de son papier. Blackwater n’échappe non seulement pas à la tradition voulue par l’éditeur (les couvertures réalisées par Pedro Oyarbide sont chacune unique et d’une réussite incroyable) mais se paye le luxe d’être précisément à la portée de toute bourse (8, 40 euros par tome). L’oeil du futur lecteur est irrémédiablement attiré par l’attrait chatoyant et intriguant de ces réalisations où sont disséminés une multitude d’indices sur la trame à venir. Blackwater fonctionne ensuite simplement parce qu’elle est au croisement de plusieurs genres éminemment romanesques : le fantastique, l’historique, le tragique et le social. Sous couvert d’une apparente facilité d’écriture, où rien ne semble se passer, Blackwater déborde en réalité de détails, de rebondissements en sommeil attendant d’être réveillés, le tout dans le lit d’un récit ambitieux qui avoisine la quinzaine de personnages. Surtout, McDowell est un incroyable conteur, maitrisant le sens du tempo, du twist et d’un calme trompeur. En plus d’être totalement mis à l’aise, le lecteur se délecte des péripéties macabres, autant inventives que croustillantes, et surtout de cette comédie de mœurs qui réussit le pari d’être ni satirique ni à charge. Ce qui ne l’empêche ni de manquer de mordant, de surprises ou de culot. Michael McDowell aime profondément ses personnages, même (surtout) les plus antipathiques (mention spéciale à Mary-Love Caskey).
Blackwater fonctionne enfin parce qu’il y a l’envie de raconter une bonne histoire. Celle d’une famille qui, bien sous tous rapports, s’accommode d’à peu près tout, à partir du moment où le déni est collectivement partagé. Celle d’un Sud ni conservateur ni contestataire mais hors du temps, des modes et des courants. Dans l’Histoire mais en dehors. En ces temps où nul n’est capable de savoir comment la planète va évoluer, se réfugier dans pareil récit est quasiment une évidence. Une source de confort et d’oubli. D’abandon. Comme un bon bain quoi.
Blackwater, saga en six volumes de Michael McDowell, traduit de l’anglais (États-Unis) par Yoko Lacour et Hélène Charrier, Monsieur Toussaint Louverture, 260 p. par volume environ, 8,40 € pièce.