Mon amour pour les Kinks est venu sur le tard. Non que je fus snob ou totalement pétri d’a priori à leur égard mais personne ne m’avait simplement mis un de leurs disques entre les oreilles. Mes parents n’écoutant pas du tout de pop anglaise, j’ai picoré la discographie des Beatles ou celles des Rolling Stones (deux titans que la critique s’amuse toujours à opposer et que l’on opposera nous-même par la même occasion) par contradiction parentale plus que par curiosité. Bien sûr que les Kinks m’étaient familiers, notamment via la capacité récurrente de certains cinéastes1 à piocher dans leurs plus grands tubes (You really got me, Sunny afternoon ou encore All day and all of the night) pour parer leurs bandes originales mais, honnêtement, je ne saurais dire réellement comment j’en suis arrivé à eux. Peut-être qu’en lisant des entretiens de la plupart des stars de la pop anglaise actuelle (Damon Albarn, les Gallagher Bros, Thom Yorke et d’autres cadors avoisinant maintenant la cinquantaine), celles-là même qui rythmaient mon quotidien d’adolescent et qui portaient les Kinks au pinacle – comprendre là au même niveau d’influence et d’importance artistique que les Beatles – sûrement donc que ces références qui m’étaient «proches» ont du me mettre la puce à l’oreille. Peut-être. Je ne sais plus, et quelque part, cela n’a pas d’importance. Tout ce que je sais c’est qu’aujourd’hui, et sans céder au vain jeu de la compétition sur lequel des groupes cités plus haut seraient le meilleur, j’ai une préférence pour les Kinks. Parfois le génie ne se mesure pas à l’importance de l’empreinte laissée derrière soi.
Je ne saurais pourtant pas reconnaître de prime Ray Davis et son frangin sur une photo. Limite je n’en ai pas besoin. Cela vous paraîtra banal, ou cliché, mais Les Kinks, c’est vous et moi. Les Beatles ? Évidemment que ce sont des génies. Mais le propre des idoles c’est qu’ils sont au-dessus du lot, on les écoute pour s’élever. Pour viser haut. Pour se rappeler que, oui, on peut/pouvait faire de la musique comme cela. Les Stones ? Des types bourrés de talent…mais des types bourrés. Souvent. Tout court même. Certes capable d’accoucher de titres d’une beauté à couper le souffle (Moonlight mile, par exemple, qui conclut Sticky fingers) mais, quelque part, à part aussi.

Les Kinks, eux, ne mangent pas de ce pain là. Ce sont des gars qui n’ont pas le temps de la pose. Ce sont des trimeurs. Ce sont des gens anxieux qui doutent de tout, des gens qui boivent, qui peuvent avoir de sérieux soucis de santé, et qui sont toujours à deux doigts de finir cyniques reclus au fond d’une pièce tout en s’en sortant de justesse par leur ironie pleine de culot. Loin d’être des manchots de la mélodie, ni même de médiocres paroliers, Les Kinks sont devenus géniaux par leur simple capacité à ne jamais avoir cherché à l’être. Ce n’est pas faute d’avoir pondu des disques concepts2 – bien avant que The Who, Genesis ou Pink Floyd n’en fassent leur violon d’Ingres- d’une générosité folle en tubes qui, en dépit/à cause de leur penchant à satiriser à peu près tout, se sont gamelés commercialement.
Pour tout avouer, je n’ai pas d’albums favoris des Kinks. Je les aime d’amour. Même dans leur phase de kitsch (d’aucuns diraient de mauvais goût) lorsqu’ils cherchaient à se réinventer quitte à se prendre un mur de ridicule en pleine poire. Je les aime parce qu’ils me surprennent tout en étant familiers. Preuve en est qu’à la ressortie de Muswell Hillbillies, je me suis étonné une fois de plus à me faire la réflexion, en réécoutant un album que je connaissais pourtant par cœur, que ces types étaient des monstres. Je le savais mais je me devais, en hommage ou que sais-je encore, de le reformuler. D’une acuité follement acerbe sur la société (20th century man ou Complicated Life sont de vraies claques qui n’ont pas pris une seule ride), capable de croquer les « p’tites gens » sans jamais tomber dans la caricature, réussissant la prouesse d’enrober de la mélancolie et du sarcasme avec un panache contagieux, les Kinks me touchent probablement davantage parce que je m’y retrouve. Je n’habite pas l’Angleterre, je n’y ai jamais foutu un orteil mais je me reconnaitrais sans cesse dans ces tableaux de banlieue, de vie morne, d’une société que l’on méprise, de rêves écrasés, de classe ouvrière et de tricards du dimanche qui viennent noyer leur journée au pub du coin. Pour un article qui fait référence volontairement à une chanson post Beatles, il n’en fallait pas plus pour vous inciter vivement à revenir notamment sur ce dixième opus studio. Qui, à l’instar de sa pochette, ne paye pas de mine mais qui se pose là, dans le détail, l’humilité et cet héroïsme de l’ordinaire.
Muswell Hillbillies (1971, RCA Records, 12 titres, 44 min)
Disponible sur plateformes, en disque compact et vinyle.
1 Notamment Wes Anderson, fan absolu des Kinks par exemple et qui utilisera merveilleusement Powerman dans The Daarjeling Limited.
2 The Village Green Preservation Society, Arthur or the decline and fall of the British Empire, Lola vs Powerman and the Moneygoround, trois opus majestueux sortis dans cet ordre là. Ce qui, lorsque l’on connaît le contenu des dits albums, donnent le tournis.