The Bear – Se nourrir de l’instant

Réveil en fanfare. Et en sueur. Regarder à combien d’heures le service de midi se rapproche. Non : le menu à repenser parce que on nous a livré dix kilos de bidoche au lieu des 90 habituels. Une équipe à ressouder, à réorganiser, à reformer, les factures en pagaille à régler. Passer quelques coups de fil, calmer les fournisseurs. Et puis embaucher Sidney, cette nouvelle cheffe qui a des idées à revendre. Repenser le système. Tout en entier. Trouver le temps de souffler entre deux clopes à l’arrache dans l’arrière cour. Faire son deuil ? Carmen n’a pas le temps. Alors que feu son frère Mikey vient de lui léguer The Beef1, le restaurant familial, Carmen « Carmy » Berzatto tente d’inculquer à son staff son savoir de chef émérite ayant fait ses preuves dans les plus grandes tables du monde. De garder la tête hors de l’eau malgré les galères et le magma émotionnel qui le submergent. Et, enfin, de chasser ce chaos existentiel qui revient, sans cesse, à la charge…

Il y a quelque chose de magnifique, et de magnifiquement indicible, qui habite toute cette première et épatante saison de The Bear. Quelque chose de magnifiquement indicible et, pourtant, paradoxalement, il y a énormément à dire, à raconter, à confier au sujet de cette série qui récolte – et c’est mérité- un bouche à oreille des plus laudatifs. Le truc qui se produit avec une œuvre de ce calibre, c’est que son expérience demeure une gageure à mettre en mots. Probablement parce que The Bear est une série tendue qui se nourrit de l’instant. L’instant décisif, l’instant qui se rapproche sans cesse de l’instant clé, l’instant fait de regards à la dérobée, de moments volés, subis, d’instants où tout se suspend et où la vie bascule. Pour le pire ou pour le meilleur. L’un des nombreux tours de force de la série diffusée par FX2 est de savoir poser ses personnages d’emblée, sans fioritures et de laisser le spectateur deviner – ressentir- ce qui se trame derrière des dialogues et des situations d’une finesse d’écriture inouïe ; genre le bouleversant monologue de Carmy (sept minutes d’excellence pure) de l’épisode Braciole (1X08).

Les personnages sont, et l’histoire suit. Pas de backgrounds, pas d’explications ni d’exposition, le spectateur plonge dans le contexte direct et prend le train en marche. Pas de répit, pas de repos, mais pas d’excès non plus. Survivre est une question de tempo. Dire que The Bear est mélancolique est une évidence – on ne s’étonnera pas de trouver parmi le pool de scénaristes des plumes ayant fait notamment leurs gammes sur BoJack Horseman, parfait exemple de dramédie magnifiquement morose. Sa bande-son de choix (Wilco, Sufjan Stevens, Van Morrison, Counting Crows, Refused, Pearl Jam) parle pour elle-même. C’est précisément une série qui s’écoute. Avec sa routine, ses rituels, sa cadence, ses « chef » ponctués à chaque fin de réplique, son brouhaha permanent, ses engueulades, ses échanges vociférés.

Mais ce chaos, cette ambiance dissonante, n’est évidemment pas anodin : abordant le deuil avec de faux détours, une vraie sincérité, une humilité et une émotion, la série montre des personnages cherchant leur diapason (leur game en anglais dans le texte) perdu. Que ce soit ensemble, dans leur métier, dans leur personnalité même. Cette façon de montrer des gens en mouvement permanent n’ont d’égal que ces moments de douceur, de fatigue, de confidences à l’arrachée sur ces disparus – ces morts- qui nous sont chers et dont l’impact et l’absence demeurent difficile à combler. Dans The Bear, bouger est une nécessité. Se faire entendre aussi. Être reconnu, et accepté, un désir. Profond. Tacite. Et qui se mérite. C’est aussi une série dont le chaos, le bruit, les engueulades perpétuelles convergent vers une certaine sérénité (oui, oui) où, par exemple, un personnage aussi fier et beuglard que ne peut l’être Richie (Ebon Moss-Bachrach, une révélation) finira par se débarrasser – à sa plus grande surprise- de son attitude faussement désinvolte. Vainement rebelle. En hommage évident à ce Mickey dont il était le meilleur ami.

On parle de Richie mais on pourrait parler de Sidney, de Marcus, de Rita, de Carmen lui-même ou de Sugar, petite sœur qui ne doit avoir qu’une poignée de scènes sur la totalité de la saison mais dont chacune est une démonstration d’interprétation, de délicatesse, de pudeur et de justesse absolue. En cela, The Bear peut se vanter d’avoir un cast au talent démentiel, jouant à la fois sur la flamboyance et la discrétion, et une manière de mener le récit alliant surprises, secousses et émotions. Je vous garantis que vous n’êtes pas prêt d’oublier les dernières minutes de la saison, rythmées qui plus est avec bon goût au son de Let down de Radiohead qui s’avère être un morceau de choix où tout le monde semble s’être accordé.

Splendide relecture du retour du fils prodigue, tapisserie urbaine et chorale à la gloire de Chicago, thérapie télévisuelle où faire à manger est la seule manière d’apporter de la joie, The Bear fait tellement avec si peu que les dithyrambes sont de mises. Rarement une série, à une ère où le genre bat son plein et où le spectateur coule sous un vortex de propositions via tous les supports possibles et imaginables, rarement une série donc aura fait la démonstration de son assise, de son style et de son art sans chercher à jouer des coudes. Tout en posant, tout de suite, une identité forte dans ce qu’elle peut transmettre de plus d’authentique. C’est, assurément, l’un des dramas les plus forts que l’on ait vu depuis un bail. Et, vous l’aurez compris en lisant patiemment ces lignes, une série généreuse. À qui l’on souhaite cascades de récompenses et longue vie.

The Bear (FX/Hulu, 2022, 1 saison – toujours en production).
Série créée par Christopher Storer. Avec Jeremy Alen White, Ebon Moss-Bachrach, Ayo Edeberi, Oliver Platt etc.
Disponible actuellement sur Disney Plus.

1 On notera le choix volontairement ironique de l’enseigne du restaurant qui évoque l’expression to have a beef, signifiant avoir une dent contre quelqu’un ou quelque chose. De fait, quelque part, la majeure partie des personnages de The Bear ont une dent contre quelque chose ou quelqu’un.

2 Qui, on peut le dire maintenant (?), renvoie largement HBO au placard tant la pléthore de programmes de la chaîne (Reservation Dogs, Atlanta, Pose, Fargo, The Americans etc) donne le tournis.

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